Les pèlerinages, eux, furent si fréquents que chacun de nous a sûrement des aïeux ayant cheminé vers Rome ou Compostelle, un peu par piété, un peu pour voir du pays et raconter au retour, en les exagérant, leurs aventures. Quant aux Croisades, tant de piétaille, de valets de chevaux, de ribauds, de pieuses veuves et de filles perdues se sont égaillés sur les routes à la suite de leur seigneur que nous pouvons touts nous flatter d'avoir participé par quelque ancêtre à l'une de ces équipées sublimes. Ceux-là ont connu la moutonnement des blés le long des routes de Hongrie, le vent et les loups dans les défilés pierreux des Balkans, l'encombrement et le mercantilisme des ports de Provence, les bourrasques sur la mer, agitant les oriflammes des princes comme autant de langues de feu, Constantinople toute dorée, ruisselante de pierreries et d'yeux crevés, et la visite aux Lieux Saints qu'on se sent un peu sauvé d'avoir vus une fois, même de loin, et dont, si on en revient, on se ressouviendra à son lit de mort. Ils ont fait l'expérience des filles brunes consentantes ou forcées, du butin conquis sur les Turcs infidèles ou les Grecs schismatiques, des oranges et des citrons doux-amers, aussi inconnus chez eux que les fruits du Paradis, et aussi des bubons qui violacent la peau et des dysenteries qui vident le corps, des agonies à l'abandon durant lesquelles on voit et on entend au loin sur la route la troupe qui poursuit son chemin en chantant, priant, blasphémant, et où toute la douceur et la pureté du monde semblent tenir dans une inaccessible gorgée d'eau. Nous ne sommes pas les premiers à avoir vu la poussière de l'Asie Mineure en été, ses pierres chauffées à blanc, les îles sentant le sel et les aromates, le ciel et la mer durement bleus. Tout a déjà été éprouvé et expérimenté à mille reprises, mais souvent sans avoir été dit, ou sans que les paroles qui les disaient subsistent, ou, si elles le font, nous soient intelligibles et nous émeuvent encore. Comme les nuages dans le ciel vide, nous nous formons et nous dissipons sur ce fond d'oubli.
Marguerite Yourcenar, Archives du Nord (p.44-45)